Avez-vous pu parler de vos souffrances endurées en rentrant chez vous ?
Nous avons tous essayé, mais nous n’étions pas écoutés. Les gens venaient de subir 5 ans d’occupation et pensaient avoir souffert autant que nous. J’ai tenté, comme d’autres, plusieurs fois d’en parler, mais au bout de quelques minutes nous n’intéressions personne. Sans doute pensaient-ils que nous exagérions. De là sans doute notre peur d’être pris pour des affabulateurs.
Qui pouvait penser qu’une telle barbarie pouvait exister ? Que des hommes soient capables d’infliger ce que nous avons subi. Nous n’avons su nous-mêmes, que petit à petit, toute l’ampleur de la monstruosité nazie. C’était trop horrible pour être cru. C’est sans doute pour cette raison que nous avons eu tant de mal à reprendre le cours d’une vie « normale ». Seuls, ceux qui avaient partagé notre sort savaient et pouvaient comprendre. Aujourd’hui les historiens, les films, la littérature parlent de cette période, les gens prennent enfin conscience de l’horreur incommensurable de cette période … cela a été bien long.
Pour le 1er anniversaire de notre libération, avec mon camarade d’infortune Jean Delbos (Renard), nous avons décidé de faire venir de notre amicale des photos prises par les photographes de l’armée pour faire une exposition. Nous pensions que nos éventuels visiteurs seraient plus sensibles aux photos qu’à nos récits. Nous n’avons vu qu’une dizaine de personnes. Les gens avaient préféré aller danser dans un bal du quartier de la gare. Ils auraient pu passer voir l’exposition avant ou après, mais non, cela ne les intéressait pas. Nous comprenions bien cette envie de s’amuser après tant d’interdictions, de restrictions : les bals avaient été interdits pendant la période 1940/1945.
Après le triste constat d’échec de notre tentative, je suis allé, moi aussi, voir cette fête. L’orchestre jouait « La Marseillaise », si souvent reprise par les Résistants, si lourde de souvenirs douloureux, elle était devenue un air sur lequel on dansait. Cela m’a bouleversé et mis dans une colère folle, j’ai interpellé les musiciens et prenant le micro j’ai rappelé aux danseurs combien de fois cet hymne avait été chanté par ceux qui allaient être fusillés. Vous avez déjà oublié ! ». C’est une rafale qui a fait taire la Marseillaise chantée par mes camarades fusillés à Eysses.
Ils ne m’ont pas jeté hors du bal, ils savaient que je venais de rentrer de déportation. Pour eux, j’étais un peu dérangé, sans plus.
Le Rapatriement
Le 16 juin 1945, nous avons embarqué dans un train pour la France en traversant la Suisse. Je ne me souviens plus de la gare, mais je n’oublie pas la longue table dressée sur le quai où nous venions de nous arrêter. Sur cette table : des pots de café, de lait, de chocolat fumant, des brioches et des croissants, du pain frais : pour nous ! J’ai en mémoire ces dames souriantes qui nous servaient, je crois bien que j’ai goûté à tout. C’était tellement bon !
Une rétention anormale d’eau, résultat d’une alimentation riche après de longs mois de malnutrition, me gonfla d’œdème, si bien, que certains émirent des doutes quand je disais que je rentrais d’un camp de concentration.
Passage à l’hôtel Lutècia et rencontre avec mon ami George Lévy
Le passage au centre de rapatriement a été très pénible. Le nombre de questions qui nous étaient posées démontrait que nous étions suspectés d’affabulation malgré la tenue rayée que nous portions encore. Je fus soulagé quand enfin je reçus ma carte de rapatrié, un peu d’argent et le bon de transport qui me permettrait de rejoindre mon village Souillac.
J’allais quitter le centre quand je fus appelé au micro pour me rendre à l’accueil. Quelle ne fut pas ma surprise de voir un ami : Georges Lévy à qui j’avais fourni une fausse identité pour lui permettre de travailler comme secrétaire dans l’entreprise où je travaillais moi-même, ainsi qu’une chambre chez ma grand-mère.
George représentant en chaussures, se trouvait à Souillac quand la grande rafle des juifs a eu lieu à Paris. Il apprit par un ami que les siens avaient été arrêtés, ainsi que le patron de la société qu’il représentait. Sans ressources, il cherchait un emploi, je le fis embaucher par mon oncle, chef de chantier, récemment rentré d’un stalag pour raison sanitaire
Comme il était interdit d’embaucher du personnel juif, je francisais son nom pour le rendre acceptable, il n’avait pas oublié. Il me fit différer mon départ de 24 heures car il voulait me présenter à sa famille, et me faire découvrir Paris que je ne connaissais pas.
Les visites à sa famille étaient jalonnées de pleurs et de lamentations, chez une tante quatre de ses cousines n’étaient pas revenues, chez une autres six, en tout vingt-sept parentes n’étaient pas revenues d’Auschwitz.
Ensuite, il m’amena à la tour Eiffel fermée au public mais ouverte pour les rapatriés des Stalags et des camps de Concentration, et aux militaires. Puis il me conduisit à la gare d’Austerlitz d’où mon train partait vers minuit. Des wagons étaient réservés pour les rapatriés d’Allemagne et les permissionnaires.
Ce court séjour passé à Paris m’a privé d’une cérémonie officielle prévue pour mon retour par le Maire, avec fleurs et discours, car mon arrivée avait été signalée par le centre de rapatriement, au Comité de réception mis en place dans chaque gare. J’avais donc manqué la réception officielle du Maire faute d’avoir pensé à prévenir de mon retard.
Mon arrivée à Souillac.
Dans le wagon qui me ramenait, je fis la connaissance d’une jeune fille qui avait passé deux ans dans le camp de Ravensbrück et j’appris qu’elle descendait, elle aussi, à Souillac. Elle était du petit village de St Denis près martel situé à une dizaine de kilomètres de Souillac. Nous avons parlé tout le long du voyage de nos expériences réciproques. Au bruit que fit le train en passant sur le pont de fer, je compris que nous approchions de Souillac. J’avoue que j’étais un peu fébrile à l’idée de revoir mon village quitté précipitamment deux ans plus tôt presque jour pour jour. Le train s’arrêta au son de « Souillac, ici Souillac ». Et surprise ma mère, une tante et un oncle étaient là à m’attendre, ma mère pleurait de joie.
La dernière fois que je l’avais vue, c’était au parloir d’Eysses, nous étions séparés par deux grilles avec entre les grilles, entre nous, un surveillant qui faisait les cents pas. On ne pouvait se voir que par intermittence entre deux passages du surveillant. Comme nous étions nombreux, il fallait presque crier pour se comprendre. Devant les pleurs de ma mère, je lui avais demandé de ne plus venir. Mon frère André venu avec elle, n’avait pas pu me voir car un homonyme André Lafaurie était recherché pour un délit. Le temps d’apporter la preuve qu’il n’était pas l’individu recherché, l’heure des visites était passée.
Comme j’aidais la jeune fille à descendre du train, ma mère crut que j’amenais une fiancée.
Mon oncle qui faisait partie du Comité de réception nous amena au local situé dans un salon mis à la disposition du comité par l’Hôtel Bellevue et me tendit la gerbe de fleurs apportée la veille par le Maire. Je lui fis comprendre qu’il devait la remettre à la jeune fille qui m’accompagnait en expliquant d’où elle venait et où elle allait pour que mon oncle fasse le nécessaire. Pendant que nous dégustions un bon chocolat avec des tartines beurrées mon oncle téléphona au centre d’accueil de St Denis–près–Martel pour venir chercher la jeune fille, et à un taxi pour me ramener chez ma grand-mère.
Quand le taxi pour la jeune fille arriva, accompagné d’une dame âgée habillée tout en noir, la jeune fille qui avait pourtant parlé normalement tout le long du voyage et en arrivant au centre, se mit à prononcer des paroles incompréhensibles. En voyant les gens de son village et sa mère, il semble qu’elle a perdu la raison.
Un taxi que je connaissais bien était là, j’y fis monter ma mère. Mais j’ai voulu descendre à pieds cette avenue de la gare que j’avais tant de fois arpentée, revoir chaque maison, les arbres en fleurs, entendre le gazouillement des oiseaux, respirer à plein poumon, me gaver de cette liberté retrouvée. C’est seulement à cet instant que je me suis senti libre, je me suis mis bêtement à rire. Je fis le tour du village pour revoir mes oncles, mes tantes, mes cousins et cousines, et retrouver quelques copains.
ô terre enfin libre
où nous pourrons revivre
Aimer ... Aimer !